samedi 8 juillet 2017

Dans cette si grande Russie...

Le 3 juillet 2017, à quelques jours de la frontière mongole...
À mon habitude depuis quatre mois, pas une ligne dans ce cahier. Et maintenant, comment raconter ces deux mois passés dans une Russie qui serait vain de vouloir résumer ? Deux mois, d'est en ouest. Ou presque. Je me force, mais je dois de te raconter...

Le 10 mai 2017.
La dernière barrière se lève, et nous rentrons par une petite route dans cette infinie grande Russie. Difficile d'imaginer un poste frontière aussi calme que celui-ci, entre deux pays pourtant officiellement en conflit...
Peu à peu, la route s'élargit et nous rabat vers l'une des autoroutes à péage la plus récente du pays : l'axe Kiev-Moscou. Les forêts s'étirent sans fin à l'horizon. "Attention, tiens toi prêt, virage dans 10km! Faux plat pendant 5km, quelle vue imprenable...!"

En bord de route, la police fait tourner un petit bâton blanc. Sorte de roulette russe, qui peut s'arrêter en direction de n'importe quel véhicule pour un contrôle de routine. Ah, le bâton s'arrête sur nous. "Numéro de véhicule". Est-ce une blague pour donner à notre policier une excuse pour nous accoster, ou un reflex d'époque dont ils peinent à se défaire ?...

Briansk, première ville. Si de nombreuses villes d'Ukraine sont en voie de "désoviétisation", les villes et les villages de Russie nous renvoient dans l'histoire moscovite passée. Celle de la grande Russie et celle du grand communisme. Celle des étoiles rouges, des médailles des vétérans, des marteaux et des faucilles. À chaque coin de rue, un portrait de Lénine, les statues de soldats ou des mosaïques. Les posters du 9 mai 1945, le casque de guerre et le bakal de vodka. CCCP. Subliminal. Un héritage gravé dans le marbre.

Nous finissons de ranger les courses dans nos sacoches lorsqu'un homme d'une cinquantaine d'années s'approche.
"En France, on toque chez les gens pour demander un abri pour passer la nuit. Et ça marche ? Bien sûr ! Ici en Russie, personne ne vous accueillera, c'est sûr. Allez, venez chez moi."
Un contact après l'autre, nous comprenons que l'apparente froideur des visages russes ne masque peut être rien d'autre qu'une simple et pure timidité.

Et puis, comme si le souffle d'Ukraine nous portait encore, les jeunes russes s'organisent et nous escortent. Dimitri, puis Alex. On nous écrit spontanément pour nous proposer de l'aide. Ils se passent le mot, ils font marcher les réseaux sociaux.

Nous changeons par trois fois nos dates d'arrivée dans la capitale, mais Dimitry et Paulina s'adaptent et nous ouvrent leur porte.
Sans attendre le Kremlin ni la place rouge, nous préparons les dossiers et filons à l'ambassade de Chine. Moscou semble être le seul endroit sur notre route pour demander un visa chinois, qui devient de plus en plus difficile de dénicher en dehors de son pays de résidence.
Nous posons les vélos et nous engageons dans l'un des métros les plus grands au monde, aux murs de marbre, aux fresques et aux sculptures soviétiques qu'on ne peut photographier qu'aux quelques endroits autorisés. La course des ambassades ne fait que commencer, et nous essuyons deux refus du consulat chinois à Moscou. Pas de chance, répond la jeune femme derrière son guichet. La règle a changé la semaine dernière !
Nous rebroussons chemin, et les imposantes silhouettes de béton nous ancrent de nouveau dans le présent. Moscou. Ses grands boulevards grisonnants. Une ville soviétique imprégnée d'une culture européenne, où se côtoient blocs administratifs staliniens et récents gratte-ciel financiers. Les filles de milliardaires russes descendent d'une limousine teintée pour se photographier devant le world trade center de la city, pendant que le touriste immortalisé pour un énième fois le portrait de Lénine non loin de la place Rouge...

Le 26 mai 2017
Nous nous donnons le temps de rouler jusqu'à Vladimir.
La nuit approche, et les averses de pluie auront eu raison de notre persévérance. Une femme bine son jardin, Xavier tente une approche. D'abord curieuse et gênée, un sourire timide et enthousiaste éclaire bientôt son visage lorsqu'elle se propose de nous accueillir. Prudence et pudeur s'effacent bientôt, et Natalia nous prend sous son aile de maman russe. Ses questions abondent pendant qu'elle ordonne sa maison pour mieux nous recevoir, et décide de nous faire la visite de Vladimir le lendemain matin. Elle a un joli nom notre guide, Natalia...
Combien de rencontres comme celle-là sur la route. Quelle intensité, quel résumé de tout ce qu'une même personne peut vous donner en un temps si court...

Nous engageons le camion stop pour rejoindre au plus vite Yekaterinburg, où un autre consulat chinois semble délivrer des visas.
Nous nous arrêtons dans la première grande station essence pour reprendre le camion stop.
Un, deux... puis vingt, nous demandons à plusieurs chauffeurs sans succès. D'abord nous ignorant presque, les salariés de la station essence se prennent peu à peu au jeu. Ils nous aiguillent sur les véhicules à aller voir en priorité, puis commencent à interroger eux mêmes les chauffeurs pendant que le réservoir se remplit. Rien. Nous hésitons à quitter l'endroit pour continuer à vélo, lorsque... Kazan !!! Notre compère s'exclame, une camionnette vient d'arriver, immatriculée de la région de Kazan. Le chauffeur n'est pas autorisé à prendre deux passagers, tout le monde semble être déçu. Une nouvelle camionnette arrive, ils s'y attèlent à trois. L'un des salariés nous regarde au loin, le sourire accrochés aux oreilles, c'est gagné ! Tout le monde se rapproche de nos vélos et nous les charge en un rien de temps. On s'exclaffe de rire, heureux et émus par cette entraide, et je contemple les visages de nos complices, réjouis par cette affaire rondement menée...
A l'habitude des russes, on nous aide. Pour tout, partout, tout le temps...

Nous nous arrêtons quelques jours à Kazan, au pied de la Volga. Capitale du Tatarstan, et centre musulman situé le plus au nord du continent eurasiatique. À l'heure où le baril de pétrole était fort, et où la coupe du monde va avoir lieu, des investissements massifs ont été débloqués, relookant le vieux Kazan, ses quais et ses rues piétonnes.

Si jusqu'à lors tous nos stéréotypes se sont effilochés depuis notre entrée en Russie (où sont les mafieux, où sont les êtres déchiquetés par la vodka ?!), au point de devoir vider à nous deux la bouteille de vodka qu'aucun hôte n'aura souhaité recevoir, les deux chauffeurs qui nous embarquent pour Yekaterinburg seront nos préférés clichés. L'un transporte d'ordinaire des caisses de kalashnikov vers le Caucase et le grand Est, l'autre transporte des voitures de luxe. La Russie n'a rien à voir avec le trafic d'armes ou le trafic de luxe. Riant avec eux de l'image qu'ils incarnent à nos yeux de français formatés, et comme si la carlingue d'acier le permettait, nous découvrons plus en profondeur le quotidien d'une Russie infinie que nous effleurons. L'embargo, le Miratorg, le business du miel, la mafia moderne. Les hivers sibériens, les -20 et les voitures abandonnées au milieu de rien. 1991, la chute du régime, le chaos. Sans foix ni loi, plus de repère ni de morale, le règne des gangs. La perte des industries qui a vidé les campagnes, un foncier agricole inaccessible, un marché agroalimentaire impénétrable.

Nous nous enfonçons dans cette sombre et mystérieuse Russie qui la rend si fascinante. Ce pays dur, tant par son climat que par son histoire. Comment reprocher cette apparente froideur sur le visage des russes ?

Le 4 juin 2017.
Nous passons les quelques paysages montagnards de l'Oural avant de rejoindre Yekaterinburg. Ses parcs, ses allées boisées, ses canaux et ses lacs redorent les immeubles grisonnants d'une époque révolue. L'histoire de l'URSS et des pays satellites d'Asie centrale a créé un mélange culturel et religieux surprenant.
Nos démarches administratives pour espérer décrocher le visa chinois démultiplient les opportunités pour rencontrer les russes. Ce visa nous aurait presque fait perdre les pédales, sans la gentillesse et l'aide des russes qui, une fois l'affaire prise à cœur, vont jusqu'au bout pour nous aider...
Après un énième refus du consulat, il faut rebattre les cartes. Changer les plans et envisager tous les scénarios. Deux amis sont de passage à Moscou, et nous leur demandons d'aller vérifier la tendance du jour au consulat de Chine. Le verdict tombe : les services consulaires pour les étrangers sont de nouveau ouverts ! Une semaine après notre passage. Nous sommes à 2000km à l'est. Autant excédés qu'entêtés, nous trouvons une agence qui accepte de faire la demande de visa pour nous, et envoyons nos passeports. Service express...
Difficile de garder la tête légère pendant ces deux semaines, sans savoir s'il faut avancer ou s'arrêter. Les refus du consulat, leurs changements de règle tant inattendus qu'incompréhensibles, la liste des justificatifs qui n'en finit pas de s'allonger à mesure qu'on leur en apporte. Nous avons hésité à prendre cette histoire avec des baguettes ou avec des kalashnikov. C'est la frontière entre l'Asie et l'Europe.

Le 18 juin 2017.
Le visa en poche, nous embarquons dans le mythique transsibérien qui traverse la Russie d'ouest en est en une semaine. Dont l'aventure de rester sur la même couchette aussi longtemps ne fait rêver que le touriste occidental en quête d'exotisme soviétique.
C'est l'anniversaire de Xavier. Nous sortons les poissons séchés et, avec le consentement de notre babouchka de voyage, la bouteille de vodka. Elle farfouille dans son sac, et nous pose sur la table une belle pièce de salo, ce lard bien gras qui accompagne à merveille le doux alcool de blé...
Entre deux rencontres, nous prenons place l'un après l'autre sur la couchette du haut. La maigre fenêtre entre-ouverte laisse passer un filet d'air frais dont nous nous régalons. Le printemps est enfin là, et laisse déjà sa place aux premières lourdeurs estivales.

Irkutsk. Est de la Russie.

Moscou et le Kremlin semblent bien loin. Au milieu des éternels portraits de Lénine, des marteaux et des faucilles, les vielles maisons boisées parsèment une ville peu rénovée, mais où les immeubles bourgeois annoncent la porte d'entrée sur le Baïkal, et sur la route commerciale qui relie la Russie à la Mongolie puis à la Chine. Les visages s'arrondissent, les yeux et le teint de peau s'assombrissent.
Le voilà, le Baïkal. La perle de Sibérie. La plus grande réserve d'eau douce au monde, feutrée par d'épaisses forêts. Chaque matin, le bain dans l'eau froide du lac semblent nous alléger...
Pendant une semaine, nous flânons sur la rive sud du lac. Seulement 200km sur une rive qui s'étire sur plus du triple vers le nord, et où le touriste reste rare. Simple aperçu d'un lac qui n'en finit plus. Chaque été, les incendies ravagent des milliers d'hectares de forêt dans la région, et viennent déposer un voile blanc à l'horizon, où se confondent eau et ciel. Effet de miroir. Dégradé d'un bleu ciel au gris qui laisse imaginer les couleurs d'hiver d'un lac gelé. D'imposants nuages d'orage dévalent les versants avant de s'évanouir à la surface du lac sacré. Au loin, quelques phoques sortent leur museau de l'eau, comme pour respirer en dehors des zones enfumées.
Le Baïkal. Des milliers de mètres cubes d'eau précieuse, au coeur d'enjeux locaux et internationaux. Depuis plusieurs années, les pollutions industrielles, agricoles et ménagères menacent l'équilibre du lac. La Russie brade ses ressources fossiles à la Mongolie pour contrer la construction d'un barrage hydroélectrique sur la Selenga, principal fleuve qui alimente le lac en provenance de Mongolie. Des investissements chinois boostent les sites balnéaires et privatiser les berges, pendant que l'argent du gouvernement russe se perd en route avant d'arriver dans les caisses des projets de préservation...

Nous longeons l'interminable ligne de chemin de fer, ligne de fret la plus fréquentée au monde. Des milliers de wagons de pétrole, de bois et de charbon russes en partance pour la Mongolie, la Chine et le Japon, qui reviennent chargés de conteneurs de produits manufacturés. Allées et retours incessants.

La chaleur monte. Les steppes marécageuses de Russie laissent place aux horizons sableux à la porte de la Mongolie.
Nous posons la tente au pied d'un sanctuaire boudhiste, et découvrons les étendues désertiques qui s'ouvriront à nous tout le mois à venir. Entre contemplation et observation. Au loin, les colonnes orageuses déploient un couvre-feu sur les villages alentours, et relarguent leurs vagues nuageuses sur un soleil qui se retire peu à peu.

Nous quittons la Russie avec l'envie d'y revenir, déjà. Le cœur plein de sympathie. Aller plus loin, plus au nord. Rencontrer encore et encore ces russes si chaleureux qui peuplent des espaces infinis. Dans cette si grande Russie...