samedi 12 juillet 2014

Le Japon, un des bouts du bout...



Notre bateau s’éloigne peu à peu de la côte, mais je peine à prendre du recul sur notre passage dans le cœur battant de l’Empire du Milieu. Sur une mer agitée par les vents d’hiver, mon estomac se retourne en tous sens, et je me raccroche comme je peux aux souvenirs de cette Chine surprenante. Entre deux eaux. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je générais moi-même ce malaise, ou si je m’imbibais, telle une éponge, des émotions et des tensions de ceux que nous rencontrions. Nous débarquons au port de Shimonoseki. L’accalmie des eaux japonaises met aussi fin au tumulte des derniers mois.

Shimonoseki, le 28 décembre 2013

Chine, Japon. Noir, blanc. Bruit, calme. Copie, innovation. Masse, détail. Deux nuits en mer font le pont entre une Chine infernale, une machine qui s’emballe et le raffinement insulaire ou l’élégance à la japonaise. Ce contraste aurait été bien moins saisissant si l’on débarquait directement de Hollande ou de Norvège.
« Désolés pour la fouille de vos sacoches. Bienvenus au Japon ». On nous remercie en nous saluant, buste penché vers l’avant, après réception de notre passeport, présenté à deux mains, le tout avec élégance. Elégance. Le goût pour la précision et la présentation. Le sushi -l’ancien fast-food japonais !- incarne bien ce trait de caractère que l’on connait des japonais. Mais cette dextérité dans l’art culinaire va bien plus loin et excelle dans les tous petits riens de leur quotidien. Des détails et des attentions permanentes font du Japon une île à part, où le caractériel occidental en mon genre se boucle le museau et papillonne dans le pays apaisant du Soleil levant. Nous sourions en voyant une statue « Piccachu » devant une cour d’école. C’est bien ça, le Japon est le pays des Bisounours.

Comme à chaque passage frontière, il faut repérer les nouveaux codes, et habituer de nouveau nos yeux à une autre organisation. Repérer où est quoi. Nous voyageons sans GPS, sans carte via Michelin, ni Iphone où GoogleMaps apparaitrait en favoris. Pourtant, depuis l’entrée sur le territoire japonais, la droiture et la rigueur sont une constante dans l’organisation du Japon.

La culture japonaise, en lien avec son histoire il s’entend, dénote grandement de notre pratique de l’espace public. Jours après jour, nous découvrons les codes d’une culture nouvelle que, dans notre ignorance, nous cassons parfois peut-être… Le respect intégral de l’intimité de chacun est primordial. Si bien que, quand bien même on nous surprend au petit matin dans nos sacs de couchage dans l’une des toilettes publiques (handicapées qui plus est, bah oui, elles sont plus grandes..), ouvertes jour et nuit, les joggeurs décontenancés s’excusent du dérangement et referment la porte avec hâte.
Et puis…Beauté et finesse du décor s’assemblent à la magie du détail. Le bruit de la chasse d’eau pour couvrir le désagrément de notre travail aux toilettes, la cuvette chauffée et le jet nettoie-fesses ? C’est vrai, Toto a fait un boulot formidable. L’essuie-main chaud d’avant repas et les cintres à chaque table ? C’est vrai aussi. Les douches, boissons et mangas à volonté inclus dans les internet-cafés ? Banco. Et la dentelle sur les sièges des taxis, leurs chauffeurs aux gants blancs devant la porte arrière à ouverture automatique ? Si, si. Les anecdotes en ce genre ne manquent pas pour dessiner le niveau d’excellence du détail japonais. Ce qui est intéressant également, c’est l’ingéniosité des équipements publics qui accompagnent le reste : le robinet « auto-refermant » dans les parcs, la lumière qui s’éteint lorsqu’il n’y a plus aucun mouvement (et non pas toutes les 10 secondes pour se rallumer éternellement tant que l’on est dans la pièce)…

Ube, le 30 décembre 2013

L’art de la salutation japonaise démontre à quel point le respect de l’autre est présent. Dans les magasins, dans la rue, lorsque deux personnes ouvrent ou closent une discussion. Respect de l’autre et respect de soi. A l’aube, nous longeons la côte Est, la ceinture industrielle japonaise. Derrière ce paysage métallique, un fond de musique classique. Des dizaines de joggeurs nous croisent sur le trottoir. A l’entrée d’une usine, les travailleurs se réveillent en douceur. Echauffements, étirements. Il n’est pas surprenant d’apprendre que le Japon bat des records de longévité.
Oui, respect et considération nous bluffent. Voilà comment s’est construit le confort d’un mode de vie dans l’un des pays les plus densément peuplés au monde. Un archipel de monts et de volcans où doivent cohabiter 130 millions d’individus retranchés sur les bords de mer.

Respect de l’autre et modération. C’est certainement pour cela que les villes japonaises sont si agréables à traverser, et que même la foule dans les hauts-lieux touristiques reste supportable. On a tous l’image du japonais qui se dépêche, à petits pas rapides mais sans courir, pour ne pas faire attendre son interlocuteur ou son client, avant de répéter ses salutations. Cette hâte se conjugue à la rigueur du japonais : on se dépêche, mas pas d‘empressement. Une chose après l’autre. J’allume le néon, je mets mes lunettes et j’observe le nom de la ville que tu cherches. J’ai compris ta demande, j’enlève mes lunettes, je sors avec toi, je fais deux pas et te fais le plan à 2, à 3, à 4 fois si tu ne me comprends pas. Je m’assure que tu n’aies pas d’autres questions. Je te remercie de m’avoir compris. Salutations.

Nous roulons depuis deux jours seulement sur la terre japonaise, et chaque évènement donne lieu à une situation unique, atypique. Ce matin, ma sacoche heurte celle de Xavier et je ne parviens pas à retenir mon cheval de vélo qui tombe à terre et m’emmène. A la seconde, une voiture de police passant par là s’arrête sur le bas-côté. L’officier descend la vitre et s’inquiète. Mon poignet ? Euh, non rien de cassé, merci, tout va bien !
Cette particularité qu’ont les japonais à considérer l’autre ne se traduit pas uniquement dans l’impression de sécurité. La précision des infrastructures urbaines témoigne de l’attention donnée à tous les membres de la société. L’accessibilité de tous, partout, et tout le temps. Inutile de réserver l’argument du niveau de richesse du pays sans lequel il n’aurait pu investir dans ce niveau d’organisation, ou encore l’argument d’un pays vieillissant qui rendrait ces équipements nécessaires. C’est tout simplement ce principe de « barrier free » qui existe depuis des centaines d’années dans la culture du Japon. Une gravure de 1805 montrait déjà un vieillard en chaise roulante à Nihonbashi, une des grandes places publiques de Tokyo. Est-ce étonnant… Les feux de circulations sont accompagnés de signaux sonores, les transports en commun sont équipés de marches-pieds dépliables. Les trottoirs sont tous équipés de cheminements handicapés et de pistes cyclables, d’une signalétique pour le partage de l’espace et pour une meilleure cohabitation des modes de transports. Le principe qui prime est la sécurité et la sérénité de tous. Pas un seul klaxon. Des agents de la circulation donnent les priorités dans les lieux sur-fréquentés des centres villes et accompagnent les sorties d’écoles. Les toilettes publiques sont toujours ouvertes, propres et équipées pour les handicapés… Considérer, c’est donc respecter. Différence culturelle ou affaire d’éducation ?

Nous découvrons un Japon tel qu’il devait être plusieurs dizaines d’années auparavant. Pour une fois, notre nostalgie des époques passées se trouve ici réconfortée. Les japonais ont su garder et faire vivre l’héritage donné. Les festivités de la nouvelle année nous ouvrent les temples d’une manière différente, où l’on peut prendre part avec les familles japonaises aux vœux et prières du nouvel an, partager un verre de namasaké alors que le soleil vient réchauffer nos habits d’hiver. Curieusement, nous voilà au milieu des touristes locaux, caméras et mégas zoom autour du coup.

« Vous verrez, nous avait-on averti, les japonais sont plutôt réservés. Le Japon est tellement peuplé que l’intimité et l’espace privé sont très importants. Il est difficile d’entrez chez eux… » Nous nous étions préparés à accepter cette retenue. Kilomètre à après kilomètre, nuit après nuit, semaine après semaine, pourtant, cet apriori tombe peu à peu en pièces et fini dans les limbes. Le climat hivernal aidant, il faut dépasser les « on-dit », se sortir les doigts du…, et toquer aux portes des locaux pour nous octroyer quelques nuits de répit. Lorsque l’on prend la route, on ne peut jamais prévoir de quoi sera fait demain. La distance que l’on fera, l’abri que l’on trouvera, la météo qu’il fera. Le froid de l’hiver nous glace les doigts au petit matin lorsqu’il faut plier le camp, prends les os au diner lorsque la rosée du soir tombe sur les vêtements. Une journée de pluie, une nuit humide. Deux, trois et le moral cogne, l’énergie fuit. Il vaut mieux éviter la première. La différence de culture et la difficulté à se faire comprendre que l’on a expérimenté en Chine pour la première fois lorsqu’il s’agissait de trouver un abri pour la nuit, nous l’aura appris.

Hofu, le 30 décembre 2013

Bientôt plus de liquidité. Curieusement au Japon, puissance économique mondiale, la pratique de la carte bancaire Visa et Master card fonctionne peu. Les japonais préfèrent le cash. Les banques demandent de fournir une adresse de résidence pour le change, traveller cheque y compris. Merde. Une chose accompagnant souvent une autre… le ciel se couvre, la bruine tombe. Le froid… fait chier. Quelle connerie de venir ici, en hiver… C’est dans ces moments où la fatigue prend le pas que je me déteste dans mes propres choix. Trop vite, toujours bien trop vite.
Nous filons à l’information touristique, après ce marathon bancaire peu probant, dans l’espoir de trouver peut-être une dernière alternative. Et surtout, de trouver l’adresse d’une source d’eau chaude où l’on pourrait se détremper pour cette dernière soirée de 2013, et que l’on pourrait se payer avec nos quelques derniers billets…

Nous y rencontrons Yamada, ancienne institutrice, qui nous invite spontanément chez elle. Quelques heures plus tard, un hot pot à la japonaise fumant sur la table du salon, nous trinquions en famille alors que nos vêtements gris collant tournaient déjà en machine…
La spontanéité de l’accueil japonais. Une après l’autre, les maisons japonaises nous ouvrent leur porte. Le mythe du japonais retranché dans son intimité semble débarquer d’un autre pays. Nous partagions rires et histoires, embarqués dans un humour qui nous parle tant, et une autodérision qui nous fascine. Le ridicule ne tue pas. Il fait rire et est le bienvenu. Pendant quelques minutes, je m’éloigne de cet instant présent et nous observe. Comme c’est drôle… Nous regardons avec attention les photos que nous montre notre hôte. Lui, ingénieur consultant en Chine et Mongolie, et elle institutrice à la retraite et à mi-temps à l’office de tourisme. Ils partent une fois par an en voyage. Une à une, nous voyons leurs photos sur l’écran dans le salon : sa femme posant devant la Tour Eiffel, devant la Mosquée bleue d’Istanbul, devant la yourte mongole, devant… et c’est drôle, parce qu’en cet instant précis, ce défilé du « moi j’y étais » me parait naturel. Je les imagine si bien tous les deux poser devant la cathédrale de Strasbourg, prendre deux photos avec hâte, pendant que leur guide à casquette rouge rassemble les troupes pour remonter dans le bus et continuer les marathons des capitales européennes. Oui, c’est vrai, le japonais voyage beaucoup. En groupe. Et adore les photos. Ce qui parait ridicule depuis la place de la cathédrale à Strasbourg me parait faire sens ici, de l’autre côté de la planète, devant leur poste de télévision.

Nous longeons la côte pour rejoindre Myajyma. Nous roulons depuis plus d’une semaine dans une des aires urbaines les plus étendues du monde, et pourtant, pourtant…

Hiroshima, le 2 janvier 2014

18h. Nous approchons le centre de l’une des villes modernes japonaises, qui se démarque très peu des paysages précédents. Des immeubles épurés, ne s’imposant ni par leur taille, ni par leur forme. Des blocs qui s’encastrent les uns dans les autres, se modèlent dans un environnement dense. Sur l’une des artères principales, un éclairage tamisé, modéré. Peu d’enseignes électriques. Peu de trafic. Un trafic silencieux. Le calme. Le calme si prégnant comme celui-là. Un silence quasi-religieux semble encore imprégner les murs que l’histoire faisait trembler il y a bientôt 70 ans. Comme si le fantôme du recueillement errait encore les murs de la ville. Comme si cette ville neuve portait en elle l’âme d’un recueillement éternel.
La simple modération de la culture japonaise dépasse le comportement du passant qui ne crie, ni n’aboie dans la rue. Même les sirènes des ambulances et les signaux des feux de circulation se rapprochent plus du gazouillis d’un moineau que du crissement électronique stupide que nos oreilles connaissent dans les zones test françaises…

A l’aube, nous plions la tente. Le garde du Peace Park fait sa dernière ronde, et va raviver la flamme du mémorial. De Hiroshima à Fukushima, quelle dérision. Le Japon et les catastrophes atomiques, c’est une longue histoire. Nous filons au Musée du Mémorial, le « Peace Museum ». Un matin d’été, une bombe d’une ampleur inédite soufflait la ville comme un vulgaire tas de poussière. L’utilisation préméditée et top-secrète d’une des armes de destruction massive encore jamais construite dans l’histoire de la stupidité humaine, mettre fin à la 2nde Guerre Mondiale… et surtout stopper une fois pour toute l’expansion de l’Empire japonais, puissance occupant sûrement trop de place sur la scène internationale. Du jour au lendemain, le dynamisme conquérant japonais en prenait un coup, et 200.000 hibakusha en mourraient de conséquence. « Ce n’était pas nécessaire ». Aujourd’hui encore, on ne comprend pas cet acte meurtrier, la décimation de la société civile. Et comme si Hiroshima n’aurait pas suffit, il y eu Nagasaki. Dans les heures et les jours qui suivaient, les médecins, les docteurs et infirmiers ne comprenaient pas la catastrophe à laquelle ils avaient à faire. Une épidémie aux symptômes peu logiques, ou inconnus. Des survivants qui revenaient après 24h, 48h, quelques jours, puis disparaissaient pour toujours pour des raisons qui dépassaient la connaissance des corps médicaux, et bien plus leur entendement… De quoi s’agit-il ? Alors alliés contre la Russie lors de la 1ère Guerre Mondiale, les Etats-Unis mettaient un terme radical au dynamisme dérangeant des japonais et le mettait enfin sous sa coupe. Le contrôle nationaliste du gouvernement japonais n’aura été que vaine stratégie face au radicalisme de guerre de 1945. La « mobilisation des esprits japonais », par la suppression de toute liberté de penser pour gagner la bataille, ne se transformait qu’en une douleur et un deuil national avec ce ravage improbable. Même s’ils pourraient la construire en une semaine, le Japon est une puissance mondiale qui ne pas possède pas l’arme atomique, et qui prône le désarmement nucléaire. Alors que la Russie et les Etats-Unis possèdent 90% des armes nucléaires, la Constitution japonaise l’interdit de partir en guerre.

Troisième jour d’atelier. Pendant que l’on prépare le repas, on sort la bâche. On y dépose quelques photos sur notre voyage, on étend la carte de notre itinéraire. On y ajoute un texte en japonais qui raconte notre petite histoire. Et puis un chapeau pour ceux qui veulent. On pensait de prime abord que le Japon, pays riche où l’on avait suffisamment de temps sur notre visa, serait le lieu pour ce genre d’exposition itinérante. Collecter aussi peut-être quelques fonds, dans l’idée d’exploiter les clichés réussis, et la masse d’histoires que l’on a récoltées. On oublie bien vite la monnaie. Comme une constante, la plus grande valeur de ces instants d’ateliers ont été les rencontres qu’ils ont ouverts.
Cet après-midi, je revenais avec deux grands cafés chauds qu’une dame, passant devant notre table, nous avait offert. J’y retrouvais Xavier, discutant avec un petit vieux. Un de ces p’tits vieux japonais tellement typiques, aux lunettes rondes à la monture claire, et une pêche d’enfer. Lui-même fils d’Hibakusha, il terminait cette année le suivi médical gratuit et obligatoire pour les victimes d’Hiroshima. Oui, parce que quand il s’agit de business et des affaires, il y a toujours un terrain d’entente. Suite à la catastrophe de 1945, les Etats-Unis aidaient financièrement le gouvernement japonais (et donc participaient) au suivi des conséquences des radiations nucléaires sur le corps humain. Car rappelons-le, la bombe atomique n’avait encore jamais été testée sur l’Homme. Il était bien temps de tester ce nouveau jouet… Seiji était donc né un mois après le bombardement. Sa mère, enceinte de lui se trouvait à 13km de l’hypocentre ce jour là. « Je suis sorti d’affaire », nous dit-il. Nous continuons d’écouter son histoire, trois mots d’anglais et un reste de portugais. Comme de nombreux japonais à l’après-guerre, il a exilé au Brésil, principal lieu de diaspora japonaise. Il sort de sa petite mallette quelques copies des clichés d’horreur des nouveaux-nés d’hibakusha. Monstruosités déformées par l’avidité des grands de ce monde, apprentis sorciers sans limite. Il nous donnait ces clichés, dont le passé revivait tout à coup avec force dans son récit de rescapé. Je ne peux m’empêcher de penser aux victimes de Fukushima, dont il est certain que le gouvernement japonais anticipe déjà l’évolution des symptômes, par rapprochement avec les études de Hiroshima. Nous nous serrons la main. La nuit approche et il lui faut rentrer à vélo. Il nous laisse son adresse, et un de ces morceaux de briques brûlés par les radiations de 1945, qui se découvrent lorsque la rivière est en étiage.
Xavier file de son côté au Musée de la Paix pour envoyer quelques cartes postales avant la fermeture. Je commence à ranger les affaires lorsqu’un homme m’interpelle. Nous discutons de l’itinéraire parcouru. Je m’empresse de lui partager nos questions et nos interrogations sur le monde que nous avons découvert, passionnée par l’écoute et le répondant de ce journaliste japonais. Un point en entrainant un autre, nous continuons. La Chine, l’économie japonaise, le dollar, les lobbies, la Libye… « Ne fait pas ça, s’il te plait ». Je range l’enregistreur en m’excusant, et laisse tomber ce reflex intrusif. Xavier nous rejoint. Non, lui dis-je, il ne veut pas que j’enregistre son témoignage. Bientôt engloutis dans la nuit, nous nous retrouvions bientôt seuls sur les quais, le dôme de Genbaku ressortant de l’ombre au loin. Il nous offre une dernière canette de café chaud avant de nous saluer, le froid nous perçant désormais. Je le regardais s’éloigner. Merci, pensais-je encore. Merci pour ce moment délicieux d’écoute et d’échange, encore. Il fait partie de ces rencontres que l’on aimerait faire durer. Il est de ces personnes que l’on voudrait écouter pendant des heures, et à qui on aurait des tonnes de questions à poser. Bon sang, il a tant à raconter, et tant à nous apprendre de ses expériences…
Nous fixions nos dernières sacoches, prêts à partir. Le journaliste revient, visiblement heureux de nous retrouver encore là. « Avez-vous mangé ? Aimez-vous le hot-pot japonais ? ». Nous suivons ses explications, et le retrouvons devant chez lui. « Lorsque j’ai raconté à ma femme la rencontre que je venais de faire, elle me proposa de revenir vous chercher pour partager le repas ». Assis en tailleur, autour de la table, une couette sur les jambes et les pieds près du chauffage, Yudai déposait un à un les ingrédients. « Bien sûr, vous dormirez ici ce soir, il fait bien trop froid dehors. De la bière ? » Nous rencontrions la famille Tanaka et leurs deux enfants. Nous répondons à leurs questions avec enthousiasme. Hâte de raconter à des japonais le plaisir de découverte que nous goutions depuis notre arrivée sur l’île nippone.

Oui, c’est ça… L’Iran. Le Japon nous rappelle l’Iran. Est-ce l’isolement d’un peuple qui fait son hospitalité ? Partout, les japonais cherchent à nous aider, nous indiquer notre direction, nous expliquer la manière dont ils mangent, dont ils vivent, dont ils communiquent. Nous accueillir pour la nuit, nous aider le cas échéant à trouver une place à l’abri où poser la tente. De la même manière que le « standard » à la japonaise dépasse largement ce que l’on attend du « standard » français, les japonais mettent les petits plats dans les grands, et leur art de l’accueil n’égalent pas nos pratiques. L’abri pour la nuit s’accompagne du repas, de la douche, de la lessive, de la conversation, et du petit cadeau avant de repartir. Certainement leur culture de l’entraide y est pour beaucoup. Mai il y a aussi beaucoup d’ouverture d’esprit, et une grande flexibilité. Nous sommes hors des sentiers battus, hors des circuits classiques. Jamais il ne nous est refusé (comme ce put l’être dans des lieux en Europe) l’accès gratuit à l’eau, aux toilettes, à internet. Jamais on ne nous a laissé dans l’embarras, sans solution de secours, sans plan B. Comme ils le feraient avec un enfant, un vieux, un handicapé, chaque demande que nous formulions était un cas particulier, qui était écouté et qui trouvait un moment de réflexion. Cet accès de tous, partout, tout le temps.
Eri nous écoutait avec attention, mais sans surprise. C’est curieux, pensais-je, soit on l’ennuie, soit il semble savoir. « Vous savez, dit-il alors que nous marquions une pause, plusieurs centaines d’années auparavant, des récits d’étrangers décrivaient le Japon comme vous le faite aujourd’hui »…
Le temps s’arrête. Ce soir est de nouveau un de ces moments qui nous transcendent. Se comprendre, être connecté à l’autre et ses sensibilités, sans pour autant se connaitre. A notre tour, nous découvrons leur histoire. Le frère d’Eri est soldat dans l’armée américaine, son beau –frère travaille dans la banque Morgan. Quant à lui, ironie de la situation, il couvrait dernièrement les évènements en Egypte, puis à Fukushima. Avant encore, la Palestine, où il rencontrait les juifs américains, envoyés en colons pour bâtir Israël, pieds à terre des Etats-Unis au Moyen-Orient. Nous échangeons sur les stratégies mondialistes qui nous questionnent. Nous évoquons la Syrie, la Lybie. Nous nous questionnons sur les vrais dictateurs de ce monde. La chine fait peur, c’est le monstre… est-ce vraiment la réalité ? Pourquoi on pointe du doigt la Chine, les dictatures en Iran, Syrie, Lybie, alors que les pilotes du monde sont, pour caricaturer, les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne ?
Nous voyons combien nos préoccupations, nos craintes, nos doutes ne sont pas si extravagants, encore moins abracadabrants. Xavier évoque l’avancée du Pacte transatlantique… « Nous avons le pacte trans-pacifique, nous répond-il, dont l’un des objectifs est de réduire les droits du travail. Cela fait écho au traité transatlantique qui avance en Europe dont vous parlez. » Des traités pour renforcer l’empire anglo-saxon face au géant chinois ? Et que penser du futur du dollar face à l’hyper-endettement des Etats-Unis, dont les bonds sont en grande partie dans les mains de la Chine ? D’ailleurs, combien de temps la Chine va-t-elle garder son rythme d’expansion, vu la bulle spéculative en cours et la fuite des capitaux à l’étranger ? L’histoire se répète souvent, mais ne se ressemble pas pour autant…Il y a 20 ans, le Japon, une des grandes puissances économiques mondiales, entrait dans une longue phase de récession. Inflation, bulle spéculative, des banques qui suspendent l’octroi des prêts à la consommation avant l’effondrement de l’économie. Même symptôme que connait la Chine aujourd’hui, à la différence que le Japon finançait en plus grande partie sa dette sur les ménages japonais. S’en suivi une grande déflation, pensions, salaires, services et biens à la consommation y compris. Dernièrement, les discours du gouvernement japonais s’axaient sur le dopage de l’économie et de la masse monétaire, en…
Arrêtons-là. Nous ne sommes ni économistes, encore moins dans les secrets géopolitiques. Mais ces évènements nous frappent toujours de plus en plus. Crise économique et crise de la dette, aux Etats-Unis comme en Europe. Partout où nous sommes passés – Croatie, Grèce, Iran, Chine, Japon…- on nous raconte que le coût de la vie ne cesse de croître cette dernière décennie. Le chômage augmente, et tous les secteurs se privatisent. Le printemps arabe, les révolutions en ex-URSS, les guerres au Moyen-Orient, au Mali. Les tensions croissantes entre la Chine et le Japon. Une Europe en équilibre instable. Oui, comment ne pas sentir cette mondialisation accélérée, ce mondialisme où les jeux de pouvoir s’exercent à travers les bras de fer des différents blocs continentaux ? Si la dichotomie bloc communiste/ bloc capitaliste n’existe plus, la guerre froide n’a alors jamais été si brûlante, si latente. Plus nous continuons notre chemin, plus nous découvrons un monde qui va dans une même direction. Tiré par une machine inarrêtable dont on ne distingue pas le pilote. Dont on en constate seulement les effets, similaires dans des lieux, des époques, et des cultures différentes. Un certain déjà vu ici, et en cours ailleurs. La flambée des prix, la stagnation des salaires, la raréfaction des emplois, un endettement inintelligible, une pollution croissante, l’abrutissement des esprits.

Takehara, le 6 janvier 2014

Il est de ces soirs que je crains. Ceux où le soleil nous prends en douce, et où la lune nous devance. Un froid glacial tombe sur nos mains rouges et nous ne savons pas encore si nous trouverons un abri pour la nuit. Que je crains ces moments qui nous mettent face à nos propres angoisses… Bien, qu’à cela ne tienne. Maintenant qu’il fait nuit, ça ne change plus rien. Je respire profondément. Ce genre de souffle qui nous recentre sur soi et nous encre de nouveau dans l’instant. Comme s’il fallait se réajuster, être pleinement en soi et dans ce qui nous entoure. Oui, c’est peut-être déjà ça qui s’ajuste avant tout. Oublier la fatigue, et ouvrir à nouveau les yeux.
Nous sillonnons les rues adjacentes et provoquons notre intuition. En ces mois d’hiver, je regarde les maisons, une à une, comme un errant les regarde avec envie. Cette lueur chaleureuse de ceux qui se confinent timidement dans la douceur du foyer. Volets et portes fermés, je n’ose aller toquer et rompre cette intimité. Non, je ne vois rien. Rien de mieux que le temple devant lequel Xavier m’attendait.
A ce moment, une voiture sortait derrière lui.
- « Bonjour Monsieur, pouvons-nous planter la tente dans l’enceinte du temple ? »
- « Oui, oui » hoche-t-il en vitesse avant de s’en aller.
Hésitants, car redoutant d’offenser les lieux, nous cherchons à une sorte d’autorisation suprême. Une ombre passait derrière la maigre baie vitrée. Xavier s’empara de l’album photo que nous avions imprimé et dans lequel nous rangions notre texte japonais. Une petite femme sorti de là, et semblait bien comprendre notre question.
- « Il faut attendre le propriétaire du temple, il va revenir bientôt. »
Xavier sortit le matériel pour faire à manger, lorsqu’une jeune fille arrivait dans la cour, un peu surprise de nous trouver là.
- « Avez-vous trouvé la femme du temple ? Il vous faut demander au propriétaire du temple pour savoir où vous dormirez. »
Bien, bien… mais, qui est cette fille ? Et pourquoi nous parle-t-elle de la femme du temple… La voiture de toute à l’heure revient. Un homme en tunique noire et aux souliers blancs en sortit, et discuta avec les deux femmes. La jeune fille revint vers moi et me dit avec enthousiasme :
- « Le propriétaire du temps veut bien vous accueillir ! »
- « Vous connaissez le propriétaire et la femme du temple ? », je cherchais à comprendre…
- « Oui !- fit-elle avec naturel- Ce sont mes parents ! »
Pourquoi ne pas le dire plus tôt… Nous les suivons.
Nous échangeons nos gros souliers avec de minces claquettes pour avancer sur les tissages de roseaux qui sillonnaient le sol. On nous installe dans une petite pièce près de l’entrée. On nous apporte aussitôt une bouilloire, deux tasses et un plat de sushi.
- « Demain si vous le souhaitez, vous êtes invités à la première messe », nous précise-elle avant de refermer les portes coulissantes derrière elle.
Les cloisons amovibles nous laissaient imaginer les pièces que l’on pourrait ajuster en ouvrant les pans de murs de chaque côté. Au centre de la pièce, une table basse en bois et deux coussins bleus. Une décoration épurée, à l’habitude du style japonais. Sur un des côtés, une calligraphie sur bois et une silhouette bouddhiste. Seule une grande horloge domine. 20h. Nous sommes fatigués et nous endormons rapidement…
A l’aube, nous prenons place dans le temple, en compagnie cette fois de la grand-mère du temple, sous le chant de son fils. 19ème génération. Voilà ce que j’aime chez les japonais. Pas de honte, pas de jugement. Chacun fait comme bon lui semble. Un peu de shintoïsme par-ci, un brin de bouddhisme par là.
- « Merci, nous adressent-ils après avoir terminé le dernier chant. Vous prendrez bien un café avant de partir ? Et n’oubliez pas vos petits cadeaux… »

Innoshima, le 7 janvier 2014

Un pont après l’autre. Le ciel se découvre et je savoure ces instants de simplicité, la chaleur du bonheur où les préoccupations quotidiennes se résument à l’essentiel. Manger, boire, dormir. Chaud, froid. On observe son organisme. Des rêves agités et plus intenses, qui en disent long sur nos angoisses et nos envies. Des sommeils calmes et profonds qui nous engourdissent encore au réveil, qui vous ont englouti pendant une de ces longues nuits d’hiver. Des réflex primitifs nous reviennent, nous surprennent. Sorte de témoin d’une santé et d’un bien-être plus larges. On savoure les ambiances. La musique d’un ban d’oiseaux au loin, le vacarme d’un train à l’approche. Mon guidon vacille au gré de mes pensées. L’attention s’échappe, la concentration m’échappe. J’adore ces creux de solitude où l’esprit vagabonde. L’esprit mielleux et insouciant. « Oui, c’est ça, le Japon se déguste à la manière d’un plat de sushis. J’en salive d’avance. Les ponts pour Shikoku. Matsuyama. Kobe. Kyoto. Mont Fuji. Tokyo. J’attends avec hâte de goûter à tout. Un premier, puis un second, puis… » On avale les kilomètres dans l’impatience de la prochaine surprise. L’accueil d’une famille, une soirée partagée avec des locaux, ces habitués du troquet-restaurant et des karaokés qu’une vieille tient d’un bras de maître, assise derrière le comptoir et la clope au bec. On déguste ces instants comme lorsque l’on laisse fondre un sushi dans la bouche pour en pomper toute sa saveur.

L’île aux 88 temples, le 10 janvier 2014

On tourne, on retourne. Un temple après l’autre, nous ne trouvons rien d’accessible. Au pied d’une butte qu’un temple surplombait, Xavier trouve un bâtiment ouvert mais où personne ne répond. Une voiture arrive, et deux personnes en sortent, les bras chargés de plateaux repas. Xavier les salue, et les invite à lire notre petit texte. L’homme et la femme échangent entre eux, ils semblent avoir compris. L’homme nous invite à le suivre et remonte dans sa voiture. Droite, puis gauche… Nous arrivons dans une cour, où il nous demande de patienter un instant. Il disparut dans un grand hangar en taules vertes et en ressort avec trois autres garçons qui semblaient travailler là. 17h50. Visiblement, il leur dit d’arrêter là pour ce soir. Visiblement, c’est lui le patron, et eux les salariés. Visiblement, nous dormirons ici cette nuit. Visiblement, nous entrons une caverne d’Ali Baba, où nous découvrons d’incroyables outils plus précieux les uns que les autres. Visiblement, ils travaillent le bois et construisent des temples. Et visiblement, il nous octroie une confiance incroyable à nous faire dormir ici, nous étrangers, dans ce décor qui représente toute sa fortune. Les deux garçons arrangent les tables de travail pour nous faire un sommier, rapprochent le poêle à fioul et nous déposent une bouilloire pleine d’eau à chauffer. A l’habitude des japonais, pas un mot de plus. Nous avons l’essentiel, et sa confiance par dessus tout. Je sors les pâtes lorsqu’il réapparut, vêtu d’un complet veston de laine noire, un plateau de sushis sur le bras. Un de ces plateaux repas que l’on avait aperçu quelques minutes auparavant. Il resta près de nous un instant encore, pour s’assurer que nous ne manquions de rien. Non, tout y était, nous étions heureux. Il nous montrait la photo du dernier temple qu’ils avaient construit à quelques kilomètres de là. Il du s’excuser de devoir nous quitter, mais nous invita à le retrouver le lendemain au petit déjeuner. Nous nous frottions les yeux pour être sûrs de voir là où nous avions débarqué. On contemplait autant ce plateau débordant de sushis que l’incroyable collection de rabots et de machines à travailler le bois qui nous entourait. Les plans, les crayons, les tréteaux, les planches, les compas… La porte du hangar s’ouvrait de nouveau, et une vieille dame s’avançait vers nous. Elle semblait avoir été avertie que deux jeunes voyageurs dormiraient dans le hangar, et voulu certainement venir nous voir pour y croire. Ce petit bout de femme était vêtu d’un gilet en feutre violet, que quelques fleurs décoraient. De ses yeux ronds que l’étonnement faisait pétiller, elle scrutait chaque objet que nous avions déballé. Elle semblait stupéfaite, émerveillée, ébahie. Je l’accompagnais autour des vélos, pour lui montrer où nous rangions notre nourriture et nos vêtements. Je lui fis toucher nos sacs de couchage. Je lui tendis l’album photo. Elle me fit comprendre que ces yeux usés ne voyaient rien sans leurs lunettes, et me demanda si elle pouvait le garder avec elle pour le feuilleter chez elle. Elle nous salua, et reparti.
Quand elle revint à l’aube, elle nous remplit les poches de fruits et de Mochi que l’on partage à la nouvelle année. Elle nous partagea en retour les photos de ses pèlerinages de jeunesse. Sept fois le tour des 88 temples de l’île… Puis, elle rouvrit notre album, me demandant si elle pouvait garder cette photo où nous étions, Xavier et moi, accueillis chez les ouzbèks. Je souris, persuadée qu’elle ne se doutait aucunement du lieu où elle avait été prise, et lui offrais le cliché avec délice. Ce petit rien la ravit, et je cru voir pourtant combien il fut important à ses yeux. Nous rangions nos affaires, et elle tournait autour de notre table sans mot dire, les mains tripotant le fond de ses poches. Lorsque son fils revint, elle le renvoya chercher deux photos qu’elle voulu nous offrir en échange. La première montrait la montagne qui se hissait derrière nous et que les nuages bas d’hiver recouvraient. La seconde immortalisait le dernier temple que son fils avait construit, la famille et les propriétaires du temple posant au premier plan. Touchés par cette attention généreuse, nous ne savions comment leur rendre cet accueil. Elle se reprit à tâtonner le fond de sa poche, et se décida à le dévoiler. Nous refusions alors l’argent qu’elle nous tendait, lui expliquant qu’elle et son fils nous avaient déjà donné tout ce dont nous avions besoin. J’étais abasourdie, car je venais de comprendre qu’elle avait lu et épluché notre album d’un bout à l’autre, ne laissant pas une miette d’encre, et devait être tombée sur le texte que nous avions préparé pour faire la quête dans les grandes villes. Je m’excusais de lui refuser ce dernier présent, un refus pourtant qu’elle m’accorda à contre cœur. Elle revint avec trois kilos de mandarines et des cafés qu’elle nous demanda, dans ce cas, de prendre avec nous pour la route. Cela, on lui acceptait, la main sur le cœur.

Dans l’appartement de Shingo. Amagasaki, le 15 janvier 2014

Le réveil sonne à 4h du matin. On s’arrache des décombres, de nos rêves déjà enfuis. L’air froid de la chambre se faufile sous l’édredon et nous glace le seul et maigre élan d’énergie. Un rapide café et nous filons à vélo à travers le Keihanshin. Dehors, pas un rat. Pas un chat. Il fait encore nuit noire et un silence sourd nous accompagne sous les rares lampadaires. Cette ambiance fantomatique d’un quartier vidé, sucé, par l’attraction des centres modernes de Kobe d’un côté et d’Osaka de l’autre. Nous rejoignons le cortège qui se rapproche de Higashi Yuuenchi Park. Au centre, une lueur jaune. Celle des centaines de torches allumées à la mémoire des disparus. Nous arrivons tout juste.
5h46… Recueillement, méditation : nous contemplons. Hiroshima, puis Kobe, et tant d’autres. Maintenant Fukushima. Il ne reste plus rien du désastre dans lequel se réveillaient les japonais, un 15 janvier, 19 ans plus tôt. 7 sur l’échelle de Shindo, son maximum. Le maximum que le Japon n’ai jamais enregistré auparavant, ni par la suite. Ce matin, quelques centaines de personnes venaient entretenir la mémoire de ce tremblement de terre des plus violents. Le pardon et l’acceptation. Plus encore, l’humilité face à une force imprévisible qui peut emmener avec elle, en un instant, le monde fragile et superficiel d’une société : celle de la Nature. Pas étonnant que le shintoïsme soit né au Japon. Les japonais ont une force autant dans leur rapport au passé, qu’ils portent en eux la culture de l’avenir. Sans oublier ce qui fut, c’est aller de l’avant en apprenant des erreurs passées. A côté des photos d’époque et des rares objets exposés dans le Mémorial, reliques de l’ancien Kobe, des écriteaux s’attachaient à mettre en couleur les échecs et les améliorations à apporter aux systèmes de secours et de gestion post-évènement, la reconnaissance des politiques publiques ou des décisions d’Etat de l’époque qui se sont révélées contre productives. Suite au tremblement, les épidémies se sont multipliées. Au-delà des grippes, un symptôme nouveau apparaissait dans les mois qui suivirent, et qui marque particulièrement un lecteur de notre culture : le « syndrome de solitude ». Les personnes âgées et les handicapés furent les cibles prioritaires suite à la catastrophe, et furent relogés dans des habitats temporaires. Isolés de la société et se sentant inutiles, dépressions, alcoolisme et suicides suivirent. Les premiers concepts d’habitat partagé émergèrent alors en réaction à ce fléau de « solitary death ». Cet exemple ne pointe pas uniquement l’intégration des ainés et des handicapés dans la société, mais il démontre aussi la réactivité et l’organisation optimisée de toute une nation. Le matin du désastre, il fallait 5 heures pour rejoindre Osaka, à 40km de là. Un jour plus tard, l’électricité était rétablie. 10 jours de plus et apparaissaient les premiers habitats temporaires. 5 ans après et le besoin de ces habitats avait disparu. Le gouvernement local a entrepris une série de mesure pour relancer rapidement l’économie : création d’une monnaie locale, diminution des taxes aux entreprises…
Est-ce l’héritage du temps des samouraïs qui se traduit encore dans les comportements actuels ? Une culture incroyable de l’entraide et de la solidarité, que l’on trouve aussi bien dans l’après Kobe, que l’après Hiroshima et, récemment, l’après Fukushima. A chaque catastrophe, des réseaux d’aide aux sinistrés se forment, pour envoyer nourriture et vêtements. Des volontaires et des bénévoles se déplacent pour aider à l’évacuation et à la reconstruction des zones sinistrées. Jeunes, vieux, pompiers, équipes de foot… tout le monde s’y met. Magasins et banques ne sont pas pillés dans le chaos. Derrière cette réalité, c’est tout un système d’éducation qui met en avant la hiérarchisation des actions dès l’école. La distinction des niveaux est très claire : l’échelle individuelle (self help), l’échelle communautaire (mutual help) et l’échelle nationale (public help). Au quotidien, ces valeurs de vie en communauté sont vivantes. Par exemple, la participation aux activités de la communauté (nettoyage des temples…) fait partie des clauses dans le contrat d’achat ou de location immobilier…

Dévouement, humilité et droiture. Il y a malgré tout derrière ce visage tranquille une fausse note. Le simple sentiment que ce décor masque quelque chose de plus sombre. A l’instar de la salutation à la japonaise et la dévotion bien connue des travailleurs à leur entreprise et à la nation, on découvre un malaise étouffé et refoulé sous cette soumission profonde, reflex quasi névrotique. Aokigahara -le bois des suicidés aux alentours du Mont Fuji-, une paire de chaussures et une bouteille vide laissées sur un quai. L’inquiétude des jeunes quant à un système économique destructeur. Quant à une vie fragile dans l’ère du nucléaire. Ce sentiment de faiblesse où l’on de trouve plus de moyen d’action dans une situation qui nous dépasse. Anonyme. Impalpable.

Nous sillonnons les rues de Nishinari. Le plus grand bidonville au Japon qui rend visible un pan de la détresse sociétale, où se mêlent SDF, drogués, prostitution et Yakuza. Un bidonville à la japonaise, rangé et quasi invisible en journée. La nuit arrive, et des queues se forment. Vient-on les chercher un à un pour un travail momentané ou pour les emmener à la douche ? Derrière ces attroupements, de grands bâtiments publics accueillent les travailleurs pauvres. Les bidonvilles de l’hiver. J’observe leurs chariots, leurs campements. Je vois leur engelures qui grattent leurs pieds dans des semelles usées, qui gonflent leurs doigts sals et abîmés. J’entends la faim dans leur regard noir et l’impatience du répit que procure une soupe chaude, une douche, un abri. Au coin de la rue, un vieux revend de la nourriture chinée dans un restaurant, ou chipé dans les poubelles des supermarchés, sous le regard lourd de ceux qui sont en sécurité, de ceux qui « ont réussi ». Toutes ces personnes passeront le reste de leur vie à vivoter. A encaisser jour après jour, année après année, l’exclusion d’un monde qui ne leur est plus accessible. S’habituer à la précarité d’une vie déjà si courte…

Tokyo, le 3 février 2014

Depuis la fenêtre du 22ème étage du Tokyo Metreopolitan Government building, j’écoutais mon interlocuteur des Services à l’urbanisme et regardais l’étendue massive de la mégalopole. Je venais de saisir l’enjeu urbain du monstre tokyoïte. C’est vrai ce que nous avaient dit les expatriés rencontrés sur la route menant à l’hypercentre : il y a New York, mais au dessus il y a Tokyo. Ce sont des villes de la taille de Tokyo qui se construisent en Chine. Je repense à ce boom économique et l’hyper-construction chinoise que nous vivions au présent quelques mois plus tôt. La tâche urbaine sans limite que je regardais en cet instant semblait n’être plus que le témoin d’un souffle bétonné d’une croissance urbaine passée. Dans les rues d’une mégalopole que l’on imagine vibrante, débordante et exubérante, c’est un Tokyo au ralenti. Lui aussi semble avoir vieilli. Tokyo. Le bouquet final. Y sommes-nous vraiment ? Shibuya. Le feu passe au rouge. Des foules noires en costard cravate traversent sur les passages piétons. Les vieux aux gants blancs assurent la sécurité dans la circulation. Les voitures s’arrêtent. Un enfant attend son tour perché sur un poteau. Ce calme est surprenant. Hiroshima, Kobe, Osaka, Tokyo, le calme plat…