mercredi 16 octobre 2013

Le Turkistan

Turkmenistan, Ouzbekistan, Tadjikistan... D'une dictature islamiste, nous entrons peu a peu dans l'ancien Turkistan. "Des pays musulmans pas comme les autres". Xavier le resume ainsi, et c'est tout a fait ca. Un melange de Salamalikum et de vodka. Drole de transition entre la douce chaleur a l'iranienne et la drole accolade a la russe.

7 aout 2013, Turkmenistan

Cinq jours seulement au Turkmenistan, c'est tellement peu. Visa transit uniquement, qui nous permet aussi d'eviter un visa touriste difficile a obtenir, que l'on paie une fortune et qui oblige a etre accompagne d'un guide.
Le passage a la frontiere au petit matin nous embarque dans une histoire russe encore vivante. Un poste de police sobre, des murs ravigores d'un vert pale et froid. Le regard sec, la tenue bourrue, le chef du scanner arrive enfin pour controler nos bagages. Il doit etre forme et specialiste du scan. Ouverture rapide des sacoches. La poches bleue ? "De la vodka." C'est bon, ils ont l'humour facile. Nous passons dans une piece blanche, un lit et un homme en blouse derriere son bureau. "Parrusski ?" Niet. Desoles. S'il y a des problemes ? Euh... non, l'Iran c'etait super. Pourquoi ? Nous pouvons sortir. C'etait le docteur.
Le top chrono est lance, nous avons moins de 5 jours chez les turkmenes (pour un visa qui nous coute 55$ et un droit de passage de 12$ par personne quand meme...). A chaque passage frontiere, les visages changent. Les femmes, toutes en couleurs, qui ont de la prestance et du caractere, qui ont de la "gueule". Certainement pour tenir debout devant des hommes aux allures bruts... Nous filons a la premiere ville pour changer quelques dollars en manats. Plus de panneaux d'indications, des inscriptions en cyrillique. Des grosses bagnoles flambantes neuves, clinquantes et brillantes, des chauffeurs aux lunettes noirs et dents dorees qui baissent les vitres pour nous demander d'ou l'on vient. Des scenes sur la mafia russe sorties directes d'un film americain.

J'apprehendais un peu la sortie du nid douillet iranien. Xavier, lui, retrouve peu a peu le contact franc mais non moins affectueux de la culture russe. Rapidement, on nous accompagne pour trouver une banque. Fermee entre 12 et 14h, un homme nous fait signe. Voulez-vous manger ? Pourquoi pas, suivons-le. Bientot assis sur un tapis, une enfant en jupette nous dresse un nappe et y pose le the. Une mamma dans la cuisine nous passe une assiette pleine de ces galettes triangulaires fourrees a la viande... Et voila, bienvenue.  Engouffre ce delice en quelques minutes, notre hote nous rassure : voila des coussins, couchez-vous. Apres manger, c'est la sieste. Comme tout le monde. Un interieur boise et des peintures bleutees, le tissu fleuri des femmes et le beret pour les hommes a la peau mate. Le voile, si lourd en Iran, est maintenant porte de maniere differente, voir plus du tout. Nous fermons les yeux. Voyage aux Antilles dans un bain russe...

Nous prenons la route qui coupe a travers une plaine desertique pour rejoindre Mary au plus court. Une voiture banalisee nous suit, puis fini par nous demander de nous arreter. "Je suis de l'immigration. Vous ne pouvez pas passer par ici. La route s'arrete dans quelques kilometres, c'est le desert et... faites voir votre visa ? Visa transit ? Retourner alors sur la route principale". Nous expliquons alors qu'a velo, c'est la route la plus directe. Que nous sommes bien equipes et que nous avons assez d'eau et de nourriture pour etre en autonomie. Il nous laisse partir. Nous redemandons aux locaux qui nous confirment que la route reste pratiquable. Nous passons 2 jours a pedaler sur du sable volatile, mousseux, ou un reste d'asphalte fait parfois surface. Des "souris du desert" aux longues queues, des fourmis geantes et des moustiques voraces. Deux nuits au milieu de nulle part, pour le coup, sans un chat...
Mary, "grande" ville du Turkmenistan qui nous donne un apercu plus juste de la mixite des visages turkmenes. Silhouettes fines aux yeux brides, cheveux blonds ou roux parfois qui nous surprennent. Quelle drole de mix ce pays aux portes de la Chine, aux influences de l'ex URSS, ou le voile est optionnel, mais ou la biere et la vodka sont les boissons populaires...

Nous filons tant bien que mal sur Turkmenabad. Apres un camion stop sans succes et une galere aux guichets pour degotter le fameux ticket de train apres 10 heures d'attente et une dizaine de "ticket niet"... Ces quelques jours n'auront pas suffit pour traverser tout le pays, mais nous aurons permis d'entrer quelques familles turkmenes.
Deja la frontiere turkmene-ouzbek. Rebelotte, un homme derriere son bureau me dit d'approcher, et me tend un truc en plastique noir sur le front. "clic". Bon sang, une blague avec un flingue ? Ils en seraient capables. Non c'est ta temperature. 36, c'est bon. C'etait un autre controle medical. Visa transit : memes regles pour les cyclo que les poulets en batterie surement. On pourrait avoir des kilos d'heroine dans nos bagages que personnes s'en rendrait compte. Oh, c'est quoi ce bout de journal ? La photo du president turkmene a velo. Ah non, ca, ca ne peut pas sortir d'ici. Confisque. Ce que l'on voit de leur dictature doit rester dans le territoire.

11 aout 2013, Ouzbekistan.

Boukhara, un 13 aout... Si les ouzbek aussi sont tres hospitaliers (comme la plupart des locaux depuis notre sortie d'Europe), le gouvernement, lui, l'est moins. Comme en Iran, nous ne sommes pas autorises a dormir chez l'habitant, et l'ouzbek prend des risques a nous accueillir. 72h se sont ecoulees depuis notre entree en Ouzbekistan, nous devons alors nous enregistrer dans un hotel habilite a recevoir des touristes et a donner ces precieuses cartes d'enregistrement. Cette histoire d'enregistrement est apparament serieuse, des echos recents d'expulsion finissent de nous convaincre. Nous tentons alors de nous enregistrer directement a l'OVIR pour eviter de payer les hotels et de decliner les invitations spontanees des locaux. Non, le seul moyen de s'enregistrer, c'est l'hotel. "Allez dans n'importe quel hotel, et donner un peu plus d'argent... prenez la carte d'enregistement et filez..." - nous chochotait un officier... Apres les visas, ces enregistrements sont un bon moyen de controle par l'argent... y etre confronte pour la premiere fois aussi durement maintenant nous met a l'epreuve. Nous avions evite jusqu'a present de mettre les pieds dans quelquonque hotel, nous allons devoir y mettre un terme. Dommage, le voyage veut ca. Enfin... surtout les autorites ouzbeks.

Ah... l'Ouzbekistan. L'Ouzbekistan et sa reputation de policiers corrompus. A quelques kilometres de la frontiere, une voiture s'approche. Une vitre se baisse et un homme tend un billet de dollar et sa carte de police. Ils descendent. Un relent de vodka et les yeux brillants de nos deux comperes nous disent qu'ils sont deja ronds. Il est 10h du matin. Curieusement, il fini par nous embrasser et nous prendre en photo. Nasvidania ! Ouf. Epique ces policiers. De grands sportifs ! Peur de rien.

Boukhara, Samarcande... villes musees que nous scannons rapidement a velo. Chargees d'histoire, leurs monuments nous emerveillent le temps d'une journee qui ne suffit certainement pas a comprendre ce qu'il a pu s'y passer...  En plus des visas qui expirent et du visa chinois qui reste en suspend, il faut pedaler vite. Et il faut foncer a Tashkent. Et recuperer le bloc du Rohloff. D'ailleurs, il nous faut encore trouver le sacrosaint "internet cafe" pour appeler une derniere fois le service Rohloff qui ne nous donne pas de nouvelle. Il faut le relancer, une fois de plus. Appeler la centrale en Allemagne pour donner un coup de collier. Nous approchons Tashkent, et toujours pas de confirmation d'envoi du nouveau bloc qui devrait pourtant deja etre arrive, comme convenu 1 mois auparavant par telephone... Ca nous travaille. Et les registrations tous les 3 jours. Et les controles de police. On en a marre. Merci a vous, locaux du quotidien, qui nous ouvrent leur porte pour partager le repas ou nous abriter pour la nuit !

Tashkent. Comme a chaque fois que nous rentrons dans une grande ville, un pic de stress a tendance a nous emporter. Nous courrons depuis notre arrivee, pas une seconde pour nous. Le visa chinois a faire. Le bloc du Rohloff a chercher, des soucis mecaniques a regler. 4h d'attente devant l'Ambassade chinoise nous fatiguent bien plus que 100km en une journee.
Ahh... Tashkent. Sommum du culte presidentiel, exemple parfait de l'ex-Republique sovietique. Les rues droites et froides, seules routes neuves du pays... des policiers a chaque carrefour qui nous demandent de rouler sur le trottoir lorsque le president Karimov (au pouvoir depuis 1991) est de sortie. A l'instar de Dushambe. Son portrait est dans les rues, la ville s'arrete lorsqu'il se deplace. Les ouzbek nous assurent qu'ici, c'est "problem niet". Coupures d'electricite, stations essences fermees ? Oui mais, tout le monde a de quoi manger nous dit-on. La visite du musee national, section "histoire moderne", complete le tout. Nous regardons les exploits et avancees qu'a apporte le president. Propagande sur les succes de la modernisation d'un pays en retard. Energie, Industrie, Culture voiture. Tout y est. Ouverture aux investissements etrangers. Un Etat engage dans la lutte contre le terrorisme, images du 11 septembre a l'appui et serrage de mains avec Bush. Bref, un ex-pays sovietique de culture musulmane en voie d'occidentalisation. Parfait. Non ?


Puis nous sejournons chez Stanislav. Une curiosite et un enthousiasme a la decouverte, un coeur sur la main. Dans le petit appartement de sa mere mis gratuitement a sa disposition a l'epoque sovietique, nous voyageons dans une sequence du film "Goodbye Lenine". Ce soir, Anna arrive aussi. Allemande, de Dresdes. Ex-Allemagne de l'Est. Je plaisante en lui disant qu'elle pourra echanger avec la famille de Stanislav sur les "Ostalgique" d'ici. Plaisanterie qui devient bientot de reelles discussions tres serieuses. Je ne sais pas, ou j'essayais d'imaginer en tout cas, ce que des discussions entre trois europeens suspicieux du mondialisme et de sa gestion, et un ouzbek russe berce par une mere nostalgique de l'epoque sovietique ont pu creer chez Stanislav. Nous racontons nos doutes sur une Europe en crise et les mefaits d'une mondialisation pilotee par quelques riches lobbistes, nous demandons pourquoi la periode russe en Ouzbekistan etait mieux ? Reponse apres reponse, je vois Anna se decomposer. Elle s'essaie de nouveau a reformuler, a traduire du russe a l'allemand, du francais au russe. Sa voix augmente, ses joues rougissent, elle s'affale sur le dossier de sa chaise. "Brainwashing". C'est fou, nous dit-elle. "Il est completement lessive par la vision de sa mere, reflet de la propagande communiste". Stanislav semble croire avec difficulte a ce qui peut se raconter autour de la table. "I can not believe, that few person control us and our behaviour".  L'eloge d'une doctrine fondamentalement bonne... "L'effondrement du bloc sovietique est lie a des erreurs que les dirigents communistes eux-memes reconnaissent", insiste-t-il. Philosophie incarnee, idolatree, transcendant leur vision du monde moderne. "L'URSS etait une bonne chose, et la preuve en est : a voir l'Afghanistan, dans quel etat est le pays aujourd'hui ? Et contrairement a l'Ouzbekistan, il ne faisait pas partie de l'URSS...".
Je m'assieds sur le canape, et regarde la mere de Stanislav se laisser aller dans la magie et la melodie des morceaux de Bethoven qu'Anna leur offre a partager, s'echapper pendant quelques minutes de ce petit appartement dont elle ne sort peut-etre pas, le sourire au coin des levres... Et l'imagine racontant a Anna en large et en travers la vie de son unique fille mariee a un russe, que son autre fille reste ici parce qu'elle ne veut pas aller vivre avec son mari ouzbek. Que la fin de l'URSS en Ouzbekistan a degrade le pays. Que de plus en plus, on parle ouzbek dans les rues, disait-elle, elle dont les parents immigraient ici quelques dizaines d'annees plus tot. Nous quittons Stanislav pour rejoindre le Tadjikistan. Je me demande ce qu'il pense de ces soirees a discuter de tout ca. De quelle perspective il nous ecoutait...